Nombreux sont ceux qui tentent aujourd’hui de prévoir l’impact de cette crise mondiale liée au virus… au niveau sanitaire, économique, politique, social, ou écologique. Mais personne ne peut vraiment mesurer ce qui adviendra véritablement.
Professionnel.le.s du soin, engagé.e.s en différents endroits de nos établissements de santé, nous souhaitons par ce manifeste exprimer notre avis et d’ores et déjà préparer l’après.
Deux axes sont pour nous essentiels :
1- Nous devons sortir de la marchandisation de la santé !
La spirale imposée aux établissements de santé par les politiciens pour obéir à la loi de la rentabilité doit être brisée. Ce que vit notre système de santé depuis plusieurs années n’est plus tenable : réduction drastique des budgets, et du nombre des salariés, fermetures de lits, conditions de travail de plus en plus difficiles et contraignantes, accumulation des tâches, déshumanisation des soins par manque de temps, etc.
De nombreux professionnels de santé, médecins, soignants, personnels techniques et administratifs, sont à bout de souffle et cette perte du sens dans le quotidien s’exprime de différentes façons : démotivation, démissions, arrêts de travail, burn out, suicides…
Les protestations et les grèves n’y ont rien fait !
Cette politique budgétaire a finalement enfermé nos structures dans un « confinement » insensé, bien avant l’heure, muselant toute initiative, à tous les niveaux. Cette crise nouvelle nous donne l’occasion de revisiter complètement la gestion de notre système de santé.
2- Nos établissements doivent acter la Transition !
Avant cette crise sanitaire sans précédent, nous commencions à être de plus en plus nombreux à travailler pour des établissements de santé plus efficients et écologiques : nous, ingénieurs en développement durable et professionnels de santé, avec une organisation et un engagement extrêmement variables d’une structure à l’autre, fonction de la motivation des acteurs et notamment des directions d’établissements.
Certes, ces dernières années, des actions d’envergure ont été menées, le plus souvent sous la pression des règles imposées aux établissements, par exemple pour la rénovation HQE (haute qualité énergétique) des bâtiments, parfois à marche forcée comme récemment pour les économies d’énergie…
Parallèlement, bien souvent sans aucune connexion, des professionnels de santé de plus en plus nombreux ont exprimé leur volonté de travailler « durable », juste en cohérence avec leurs choix personnels, pour faire à l’hôpital comme ils font à la maison : ne pas gaspiller, trier, dépenser « aux bons endroits ». Mais ce n’est pas toujours simple ! Par exemple, comment trier le plastique si la filière n’est pas en place ; que faire face à ce suremballage des médicaments et dispositifs médicaux ?
Nous sommes nombreux à ronger notre frein, en nous disant : cela va se faire, on avance, il faut le temps…
En effet beaucoup reste à faire ! Et osons le dire : tout bouge beaucoup trop lentement. Car les achats éco-responsables, le bio et local dans les nombreuses assiettes des patients et des salariés, l’écologie à tous les étages, c’est finalement au bon vouloir d’un décisionnaire plus ou moins « branché écologie » ; et ça, ce n’est plus possible !
Aujourd’hui, nous – professionnels de santé, médecins, soignants, techniciens de l’ombre, soutenus par les citoyens – devons reprendre la main et être force de proposition, pour ne pas laisser la santé pilotée par une logique politicienne et financière, déconnectée du terrain et de l’urgence environnementale !
Ce que nous venons de vivre nous permet de poser quelques constats :
1- La pandémie par le COVID 19, comme d’autres maladies émergentes, est favorisée par la dégradation de la biodiversité, et la prédation de l’Homme sur son environnement
Pour de nombreux chercheurs et écologues (notamment Jean François Guégan1, et Philippe Grandcolas2), le lien de cause à effet avec l’apparition de nouvelles pathologies infectieuses ne fait pas de doute. En effet, notre rapport de domination et de prédation à la nature offre à des agents infectieux de nouvelles chaînes de transmission. Que ce soit par la construction de routes ou de pistes en zones forestières, le déboisement, la conquête des espaces naturels, la mondialisation des échanges…
D’autres crises sont à craindre, peut-être plus graves encore et nous devons nous y préparer.
2- Face à cette crise sans précédent, les Hôpitaux ont montré qu’ils étaient capables de s’adapter, rapidement, même si cela ne s’est pas fait de façon uniforme, même si bien sûr des ajustements ont parfois nécessité un temps « trop long » dans le contexte, mais globalement nous avons vu :
- Les fermetures d’unités, avec une redistribution quasi-immédiate des ressources humaines
- La redéfinition des tâches de chacun : que ce soient les affiches explicatives pour l’habillage protecteur, les procédés de ménage des ASH, jusqu’aux protocoles thérapeutiques disponibles en quelques jours, en passant par des hôpitaux de jour VIH transformés en centre de dépistage du COVID 19
- L’alimentation des patients et des professionnels maintenue malgré des procédures modifiées par la sécurité sanitaire
- Le transport des salariés malgré la récession des moyens de déplacement
- Le télétravail amplifié de façon extraordinaire (pour exemple à Bordeaux, passage en quelques semaines de 200 à plus de 1800 télétravailleurs)
- Sans oublier le développement des moyens de communication pour des échanges pluriquotidiens (staff, réunions de concertation pluridisciplinaires d’oncologie, conférences internes aux hôpitaux, etc.), compatibles avec l’interdiction du rassemblement des personnes, et pour l’information en temps réel des acteurs.
Ce sont bien tous les personnels des établissements – tous ceux qui forment « l’Hôpital » – médecins, soignants et professionnels des fonctions support qui ont su répondre présents, se sont mis en marche pour accompagner ces changements et répondre aux besoins des patients et des institutions nationales. Et cela sans rien dire !
Autrement dit, à une vitesse vertigineuse, chaque professionnel de santé a su s’adapter et a contribué à la transformation indispensable de son établissement. Pour ceux qui connaissent l’Hôpital, le sentiment est d’avoir vu en quelques jours ou semaines « une péniche se transformer en hors-bord » : l’Hôpital a donc su trouver une agilité, une capacité à se transformer en urgence !
Alors pourquoi et comment cette réorganisation de nos fonctionnements a-t-elle été
possible ? Nous y voyons plusieurs raisons :
√ un objectif non contesté et unique : accueillir et sauver le maximum de personnes atteintes,
√ le souhait de chacun d’y contribuer, à sa façon : tel ce médecin retraité qui propose son service ou cette remplaçante médecin généraliste qui s’inscrit sur toutes les listes de réserve pour pouvoir être utile. Avec une envie forte pour chacun de vivre sa conviction profonde de professionnel du soin,
√ les barrières habituelles des procédures ont sauté :
- mode de décision plus simple : exit les X étapes d’accord pour qu’une action soit lancée, en obéissant aux différents niveaux hiérarchiques ; ça monte puis ça descend… Là, on met tous les intervenants autour d’une table virtuelle, on en parle, on acte, quelqu’un rédige, et c’est diffusé !
- moins de process de sécurité : l’absence de feuille de consentement pour les protocoles thérapeutiques est à ce titre exemplaire ; l’urgence et la peur de la mort qui rode ont autorisé cela…
√ le patient responsabilisé : l’urgence et la force de l’évènement nous ont contraints à redonner sa responsabilité à chaque patient. Nous avons dû anticiper les sorties et faire confiance, en remettant à chacun sa feuille d’auto-surveillance au domicile et ça a marché !
Finalement, aura aussi été centrale la question du sens de la fonction du soignant, mise à mal depuis trop longtemps, pour beaucoup retrouvée, au prix bien souvent d’importants sacrifices, et saluée tous les soirs par les applaudissements. Car jamais en temps de paix, une catégorie professionnelle n’aura autant été sollicitée par la nation.
Aujourd’hui se pose la question de la reconstruction de notre système de santé ! Car ce qui vient de se passer constitue un message fort pour changer de modèle !
Comment sortir notre système de santé de son confinement politique et financier ?
Bien des questions sont encore présentes, d’autres vont naître, mais à ce jour nous pouvons poser :
1- Il nous faudra analyser les capacités de changement et d’adaptation dont les structures ont été capables, pour faire perdurer cette agilité, et cette mobilisation de tous « à l’unisson » !
Une chose est sûre : ceci devra se faire avec tous les acteurs concernés !
Comment garder ce qui marche et capitaliser ? Qu’aura-t-on appris de cet exercice hors norme sur notre façon de manager, et de communiquer dans l’Hôpital ? Plusieurs pistes :
- Une communication plus rapide est possible !
- Un management plus agile permet d’agir plus rapidement ! Nous avons été nombreux à le constater pendant cette crise ! Inspirons-nous enfin de ces nouvelles formes de management, telles que décrites par Frédéric Laloux3 : car déjà des entreprises ont fait le choix d’un management différent, plus « horizontal », qui permet de s’adapter en permanence au monde qui change, en laissant la parole à tous.Les points essentiels : la prise en compte des compétences et la responsabilisation de chacun, la coordination des acteurs, une autorité distribuée qui s’appuie sur l’intelligence collective, et une communication mieux pensée…
- Autre piste : il nous faudra alléger les missions de chacun et supprimer l’empilement aberrant et totalement contre-productif des exigences et « tâches afférentes » des soignants qui ne deviennent plus tenables. Car nous ne pourrons pas compresser à l’infini le temps du soin, et que ce temps est essentiel pour le patient accueilli et celui qui s’en occupe.
- Et bien sûr, faire perdurer au-delà de la crise le « prendre soin » des soignants eux mêmes : la reconnaissance des patients et de leurs familles, les témoignages de soutien de nombreux citoyens vécus pendant cette période ont été essentiels ; mais nous le (re)disons, la souffrance existe au quotidien, en dehors du COVID 19 ! Elle doit être prise en compte dans tous les établissements pour améliorer le bien-être des professionnels (et donc des usagers) : soutien psychothérapeutique des professionnels4 mais aussi espaces de détente, relaxation, méditation, et surtout et tout simplement respect et reconnaissance du travail effectué…
2- Concevoir un modèle plus écologique et plus économique : nos établissements doivent devenir « écolonomiques5 » ! C’est-à-dire capables de réduire leur impact environnemental tout en faisant des économies :
Sortir de la T2A (tarification à l’activité) dont on sait qu’elle pousse à une dépense plus grande !
Dépenser mieux, c’est-à-dire « faire des économies aux bons endroits » : nous sommes nombreux à savoir que des économies peuvent être effectuées partout, par exemple sur le transport des patients, sur la surconsommation de certains soins et sur les gaspillages (médicaments, dispositifs médicaux, mais aussi alimentaires…). En revanche, certaines dépenses sont indispensables : par exemple, un nombre suffisant d’aides- soignant.e.s en EHPAD pour prendre soin des personnes âgées.
Responsabiliser les patients / usagers / citoyens : ceci est un enjeu majeur pour la réussite de notre politique de santé !
- éduquer à la santé, c’est prévenir ! Et les pistes sont nombreuses : alimentation
consommation, relations, soins, loisirs, bien-être… 6 - autonomiser, c’est s’interroger avec les usagers sur le regard qu’ils portent sur la santé, et leurs attentes ; c’est aussi fixer des limites sur ce que le système de santé peut et doit apporter, sans faire « à la place des usagers ».
Et réfléchir le droit mais aussi le devoir de l’usager…
Enfin mettre en place une vraie politique écologique, partout, dans toutes les structures :
- permettre des soins écologiques : de plus en plus d’équipes sensibles à cette question mettent en place des projets. Après les « Blocs durables », ce sont maintenant des « Unités de soins durables » pour produire moins de déchets et mieux trier, limiter les consommations d’eau et d’énergie 7, limiter le gaspillage des médicaments, optimiser le parcours de soins, etc. Nous avons là un univers à explorer avec un fort potentiel d’économies intelligentes et écologiques ; et l’expérience montre que les professionnels sont prêts à jouer le jeu car cela a du sens ! Pour cela, il faudra mettre en place tous les outils et démarches nécessaires et créer des postes dans les établissements pour favoriser la transition et acculturer les professionnels de santé à la transition climatique.
- bio et local : les établissements de santé doivent enfin acter une transformation profonde de leurs consommations alimentaires dont le poids est loin d’être négligeable : prévenir certaines pathologies, mais aussi développer l’économie locale et l’autonomie alimentaire, diminuer les gaz à effet de serre, etc.
- enfin, les achats éco-responsables, enjeu majeur pour l’avenir, avec des actions urgentes à mener : former les acteurs en charge des appels d’offre, rédaction des cahiers des charges…
Pour tout cela, il faudra décloisonner les services et penser « long terme », c’est à dire accepter d’investir aujourd’hui pour économiser demain ! On sait par exemple qu’investir du temps humain (par exemple par le « Conseil en énergie partagé ») permet de générer très rapidement des économies conséquentes.
3- Intégrer l’Hôpital dans son territoire
Nous devons penser l’hôpital comme partie intégrante de son environnement territorial et de l’écosystème qui l’entoure. Et travailler la coordination des acteurs sur le territoire.
En effet, lors de la crise, les centres hospitaliers ont du contacter des acteurs locaux, parfois très éloignés de leur secteur d’activité, pour trouver de nouveaux fournisseurs, et pallier le manque de certains produits. Se sont construites de nouvelles relations, avec des réflexions communes, qu’il faut maintenir car l’enjeu est fort pour sécuriser nos filières d’approvisionnement et répondre aux besoins de santé des citoyens, tout en favorisant l’économie locale (emplois notamment). Mais un retrait du soutien technique et des commandes des établissements publics de santé et des collectivités, dans un contexte de retour sur le marché des produits asiatiques à bas coût, viendrait dramatiquement fragiliser ces projets, et avec eux, des entreprises de réinsertion. Il y va de notre responsabilité sociétale et environnementale, et du renforcement de notre résilience en matière d’approvisionnement en matériel médical de première nécessité.
Avec les collectivités territoriales, se sont mis en place – ici et là – des groupes de travail associant les établissements et les Métropoles, la région, le département pour permettre le déplacement des professionnels de santé, et trouver de nouvelles organisations. Cette collaboration doit perdurer.
Enfin, la coordination entre les différentes structures sanitaires a été possible ! (lien ville/hôpital, lien public/privé). Maintenons-la !
La sortie de crise sera sans doute longue et difficile. Mais nous devons agir collectivement dès maintenant, pour transformer notre système de santé, et aller vers une transition indispensable. Ensemble et soutenus par les citoyens qui ont besoin de nous !
L’urgence écologique est évidente ; nous n’avons pas d’autre choix.
Proposé par :
- Noëlle Bernard (Praticien hospitalier, Médecine Interne et maladies infectieuses, CHU Bordeaux)
- Bernard Jourdain (Chargé du Développement durable au centre hospitalier de Niort) Président de l’association Agir Durablement en Santé en Nouvelle Aquitaine (ADSNA) 8