Crises sanitaires : faut-il tout miser sur l’hôpital ?

Mai 7, 2020 | Publications, études et recherches des adhérents

Le coronavirus a mis la France face à la défaillance de son système de santé publique. Centré sur l’hôpital, il tend à négliger certains facteurs sociaux et environnementaux, en amont et en aval d’une prise en charge médicalisée. En vue des crises sanitaires à venir, faut-il développer des surcapacités hospitalières ou réformer en profondeur nos politiques de santé publique ?

 

Que nous apprend la crise du coronavirus sur les enjeux de santé publique en France ?

Ce qui m’a le plus frappé, c’est que l’épidémie a essentiellement été abordée sous l’angle du système de soin. L’enjeu majeur a été de ne pas engorger les hôpitaux et de maximiser le nombre de lits disponibles en réanimation. La lutte contre le coronavirus a été très largement hospitalière et biomédicale. Le confinement, par exemple, n’est pas une réponse de santé publique au virus. C’est une réponse organisationnelle, pour faire en sorte de ne pas déborder les services de réanimation, mais qui laisse totalement en suspens la question de la lutte contre l’épidémie au moment du déconfinement.

C’est assez symptomatique de la façon dont, historiquement, la France approche la question de la santé : comme une absence de maladie. Or l’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose une vision beaucoup plus large, qui me paraît plus intéressante. La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social. Au cours du XXe siècle, on pensait résoudre tous nos problèmes de santé en créant plus d’hôpitaux, en augmentant leurs moyens, en développant l’assurance maladie, etc. Pourtant, les inégalités sociales de santé n’ont quasiment pas diminué. La santé publique ne se réduit pas à l’art de guérir les maladies : il s’agit de prévenir, d’éduquer, d’informer, de promouvoir la santé. La France a sous-investi ce domaine, ce que nous payons aussi avec le coronavirus. Nous sommes dans une phase d’urgence, mais déjà, apparaissent des travaux sur les effets de la pollution atmosphérique et de la mauvaise qualité de l’eau dans la propagation du virus. Soit des déterminants de santé qui font notre environnement et sur lesquels on pourrait agir en amont de l’hospitalisation. Je pense que cette crise peut être l’occasion d’en faire plus pour la santé publique.

Comment expliquer l’inégale répartition des décès dus à la Covid-19 en France ? En quoi la crise sanitaire aurait-elle aggravé les inégalités entre les différents types de territoires ?

L’inégale répartition entre les régions est assez facile à expliquer. C’est lié à la circulation des personnes et des marchandises. Par exemple, le Cantal semble miraculeusement épargné, alors que le département compte des populations particulièrement sensibles à ce type d’élément pathogène. D’après les élus et les acteurs locaux, c’est en partie dû à l’enclavement du territoire. Selon cette logique, ce n’est pas étonnant que l’Est de la France ait d’abord été touché, puis que le taux de contamination ait diminué d’est en ouest.

Mais si l’on regarde à l’intérieur de ces régions, on constate de grandes similitudes avec les premiers travaux statistiques des médecins hygiénistes du XIXe siècle sur la tuberculose et le choléra. Les populations des quartiers populaires sont plus sensibles aux épidémies. Aujourd’hui, la Seine-Saint-Denis (93) a atteint un taux de mortalité supérieur à celui de la région Grand-Est, toutes causes confondues. Il faudra encore déterminer quel rôle le coronavirus a joué, mais, toutes choses égales par ailleurs, il semblerait que le virus ait fait beaucoup plus de ravages en Seine-Saint-Denis que dans le Grand-Est, alors même que c’est le département le plus jeune de France.

Pour le comprendre, il faut s’intéresser aux caractéristiques de l’environnement, avec trois éléments à prendre en compte. D’une part, les caractéristiques de la population : des niveaux de précarité plus élevés génèrent des modes de vie plus susceptibles de créer des risques de dégradation de la santé et donc de fragilité vis-à-vis des virus. D’autre part, les conditions d’habitat : plus denses, plus confinées et avec peu de perspectives de sortie, elles facilitent la propagation du virus. Enfin, il faut considérer une offre de soins réduite. On pense souvent à la campagne quand on parle des déserts médicaux. Mais, en Seine-Saint-Denis, trente-sept villes sur quarante sont déclarées déserts médicaux par l’Agence régionale de santé. Les travaux du géographe de la santé Emmanuel Vigneron, sur les inégalités face à la mort le long du RER B1, démontre que le risque de mourir une année donnée augmente de 74 % entre les hommes habitant à proximité de la station Port-Royal et ceux habitant à proximité de la station La Plaine-Stade de France. Et c’est en temps normal… Nous avons donc des populations plus fragiles, qui vivent dans des conditions dégradées sur des territoires exposés et qui, en plus, ont moins accès à l’offre de soins. La bombe n’attendait que l’étincelle. Dans le meilleur des scénarios, la Covid-19 aura reproduit les inégalités sociales et territoriales de santé. Dans le pire des cas, elle les aura encore aggravées.

La France compte de nombreux acteurs territoriaux de santé. Comment ont-ils été sollicités et quels rôles jouent-ils dans la gestion de cette crise ?

L’organisation des acteurs territoriaux de santé est assez difficile à saisir car ils sont nombreux, avec des compétences plus ou moins bien découpées et des ressources plus ou moins bien réparties. Historiquement, en France, la santé est un domaine régalien avec un gouvernement bicéphale : d’un côté l’État, de l’autre l’assurance maladie, financée par les cotisations sociales et dirigée par les partenaires sociaux. Progressivement, l’État a renforcé son contrôle sur l’assurance maladie, mais les deux sont théoriquement indépendants. Ensuite viennent les acteurs déconcentrés. Plus on s’éloigne de l’État, moins ils ont de pouvoir et de moyens. Les Agences régionales de santé (ARS) sont le fruit de la fusion entre les services déconcentrés de l’Etat, les caisses régionales d’Assurance Maladie, les Agences Régionales d’Hospitalisation, les Groupements Régionaux de Santé Publique… Leur statut est ambigu :  elles se présentent comme des agences d’expertise avec une relative liberté dans la mise en œuvre de leurs actions (notamment de leur programme régional de santé), mais, en réalité, leurs directeurs sont nommés par le ou la ministre de la Santé. Et il n’existe pas d’Agence nationale de la santé, mais un Comité des agences régionales de santé qui se réunit au ministère de la Santé. C’est donc un jeu un peu compliqué, à mi-chemin entre déconcentration et décentralisation, qui réunit toutes les compétences en matière de santé à la place des échelons politiques régionaux, départementaux ou locaux.

Les villes, quant à elles, ont très peu de compétences de santé, si ce n’est celles de l’hygiène et de la lutte contre les épidémies, qui datent de la fin du XIXe siècle. On aurait pu s’attendre à ce qu’elles se saisissent spontanément de cette crise. Paradoxalement, elles ont réagi tardivement, notamment en raison des élections municipales. Je ne reviendrai pas ici sur le possible rôle de la tenue du premier tour dans la propagation du virus. Mais, au cours des deux semaines entre la fin des mandats des précédents conseils municipaux et la décision du gouvernement de les maintenir en place, il n’y avait plus personne aux commandes, ce qui a bloqué en partie l’activation des agents municipaux et des acteurs associatifs sur le terrain.

De quels acteurs parle-t-on ici ?

Il existe un ensemble d’acteurs de santé au niveau des villes. Les hôpitaux d’un côté et la médecine de ville de l’autre. Cette dernière est essentiellement une médecine libérale en cabinet, mais avec une tendance à se regrouper, soit dans des Maisons de santé pluri-professionnelles (MSP) – les professionnels restent en libéral –, soit dans des centres de santé municipaux ou mutualistes – ils sont salariés de la ville ou de la mutuelle. Puis, il y a tous les acteurs médico-sociaux et associatifs, qui développent des actions de santé publique, même s’ils ne les formulent pas toujours en ces termes. L’aide au logement, l’aide alimentaire ou l’aide à l’activité physique par exemple, jouent sur des déterminants fondamentaux de la santé des populations, comme le révèle là-encore la Covid-19.

Ensuite, les communes ont désormais les moyens de mettre en place des dispositifs, comme les Ateliers Santé Ville (ASV) ou les Contrats Locaux de Santé (CLS), qui rassemblent et coordonnent tous ces acteurs médicaux, médico-sociaux, associatifs et politiques autour d’une politique locale de santé publique. Nombre de questions peuvent être ainsi traitées, comme celle de la précarité, de la santé mentale, de l’activité physique, de l’accès à l’alimentation, etc. Quand certaines villes développent une approche globale de la santé publique, d’autres n’abordent la question que sous l’angle de l’accès au soin. C’est à mon sens trop réducteur.

Et, même si cela demandera à être scientifiquement étayé une fois que nous aurons plus recul, ils semblerait que les territoires les plus réactifs et à même de s’adapter à la crise provoquée par le pandémie et le confinement sont ceux qui avaient déjà mis en place une politique coordonnée de santé publique entre les différents acteurs locaux. Cela s’est vu dans la capacité à suivre les personnes contaminées, dans le désengorgement des hôpitaux, mais aussi dans la gestion de l’aide alimentaire, dans la mobilisation d’associations locales pour la confection de masques à destination du personnel municipal, etc.

C’est pour ces raisons que l’OMS a développé le réseau des Villes-Santé. Car, à ses yeux, c’est au niveau des communes que peuvent se gérer au mieux les questions de santé publique. Lorsqu’on considère la santé comme un état complet de bien-être mental, social et physique, il faut la penser au travers de l’urbanisme, de la mobilité, de la scolarité, de la gestion alimentaire, etc. Les maires ou les présidents d’intercommunalité cumulent une proximité avec la population, une connaissance du territoire et un ensemble de compétences politiques pour agir. Mais cette approche est surtout développée à l’étranger – Canada, Angleterre, pays scandinaves…

Est-ce pour cette raison que la gestion française de la crise sanitaire est très centrée sur l’hôpital ?

Disons que c’est à la fois cause et conséquence de la gestion de la crise. Parce qu’on a jusqu’à présent tout misé sur l’hôpital et la biomédecine, on y voit la source du problème et la possibilité de la solution, en écartant les autres logiques. Même ceux qui se montrent critiques de la gestion de la crise ont une approche très centrée sur le médical et l’hôpital : on a coupé le budget des hôpitaux, il faut plus de lits, plus de places en réanimation… L’angle mort de cette critique reste toujours la santé publique. Je pense qu’il faut plus de liaisons entre les acteurs de santé implantés en ville et dans les territoires, mais aussi avec les autres acteurs qui participent à la santé sans en être des professionnels. Bref, il faut plus de politique de santé publique.

Ce ne sont pas du tout les mêmes façons de gérer le problème. Je ne sais pas quelle leçon va l’emporter. Bien sûr, je ne dis pas qu’elles sont contradictoires ! Je ne fais pas un plaidoyer pour qu’on ferme des lits d’hôpitaux. Mais je pense qu’on paye le prix de notre réseau de santé insuffisamment structuré au niveau des territoires. On est obligé de confiner tout le monde car on n’a pas de masques, pas de tests et pas de politique locale de dépistage, prévention et promotion de la santé.

Que faudrait-il mettre en place pour éviter un nouveau confinement si une seconde vague de contamination venait à arriver ?

C’est une question éminemment complexe et je serais bien présomptueux d’y répondre avec une solution toute trouvée. Le confinement a permis effectivement de limiter la vague de cas qui se retrouvaient en réanimation, mais elle n’a pas du tout réglé la question de l’immunité de la population. En confinant, nous avons acté que cette immunité ne viendrait pas « naturellement ». Il faudra donc soit que le virus s’épuise de lui-même, soit que l’on trouve un vaccin. Mais comment fait-on en attendant de le trouver ? Et une fois trouvé, il faut savoir que, en France, nous ne sommes pas bons en vaccination. Notre taux de vaccination est bien inférieur à celui des autres pays européens. On se focalise sur les personnes anti-vaccin, mais ça va bien au-delà. Le taux de vaccination est un signe de bonne ou mauvaise structuration de notre système de santé.

Si, au moment du déconfinement, on veut éviter une seconde vague de contamination, il faut passer d’un confinement systématique à un confinement ciblé. L’enjeu devient donc : qui ? Le problème, c’est que tant qu’on n’a pas les tests, on est obligé de confiner par catégories de risques. On va cibler les plus de 60 ans, les personnes en surpoids ou obèses, les personnes souffrant de diabète, de problèmes respiratoires… Et on va se retrouver avec un procès en discrimination, car c’en est. Le modèle idéal serait de pouvoir tester massivement.

Le gros enjeu du confinement, comme pour tous les sujets en santé publique, c’est le bénéfice risque. Il faut comparer le bénéfice risque du confinement par rapport au bénéfice risque du virus lui-même. Quels sont les effets du confinement sur la santé mentale des personnes ? Sur le risque de suicide ? Sur les violences intrafamiliales ? Sur les non-recours aux soins pour les maladies chroniques ? Il y aura probablement un bilan assez lourd du confinement sur le plan sanitaire, dont les effets se mesureront au fil du temps. Et il y a aussi le volet économique, que le gouvernement a bien en tête. Si on vit avec le virus pendant un ou deux ans, cela va inévitablement peser de plus en plus dans la balance.

Mais regardons à long terme. Quel chantier aborder pour ne pas se retrouver à nouveau avec un virus comme celui-ci ? Je vois deux scénarios se dessiner. Soit nous développons des surcapacités hospitalières (lits, médicaments, appareils, masques, etc.) pour faire face à la prochaine pandémie. Et il faut stocker tout ça – c’est en partie ce qui avait été fait pour l’épidémie d’H1N1 – et accepter qu’on ait, en temps normal, beaucoup plus de lits que nécessaire. Ou alors nous réformons en profondeur nos politiques de santé publique pour les rendre plus résilientes à ce type de crise. Ça ne se fait pas en trois mois. Et, faute de moyens, on ne pourra pas faire les deux.

Les acteurs hospitaliers critiquent parfois, à juste titre, le tournant ambulatoire, pointant que ça n’a servi qu’à justifier des économies sur le dos de l’hôpital qui n’ont pas été investies en ville. C’est vrai, mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Qu’est-ce que le tournant ambulatoire ? C’est essayer de limiter au maximum le nombre de personnes qui se retrouvent à l’hôpital, en développant le dépistage, la prévention et la promotion de la santé en ville et la prise en charge à domicile. On l’a fait avec des campagnes contre le tabagisme ou en faveur de l’activité physique. C’est moins flamboyant qu’un chirurgien qui retire une tumeur cancéreuse, mais c’est tout aussi important.

Cette crise plaiderait-elle, selon vous, pour une souveraineté européenne de la santé ?

Cette crise révèle un échec de l’Europe. Je ne suis pas sûr qu’établir une souveraineté soit la solution, mais il s’agit d’assurer une coordination et une collaboration entre les États membres. De la même façon, l’OMS a échoué à organiser la gestion de crise au niveau mondial. Le problème est que tout le monde veut la même chose en même temps. En l’occurrence des masques, des tests, des médicaments. On a assisté à un combat de chiffonniers, une véritable bataille des égoïsmes nationaux ! On a tous en tête l’exemple des États-Unis qui achètent sur un tarmac chinois l’ensemble de la cargaison d’un avion prévu pour la France. Mais on peut aussi parler du cas de la France qui saisit des masques destinés pour un tiers à la France, un tiers à la Suède et un tiers à l’Espagne. Face à cela, faut-il développer une surcapacité européenne ? La réponse est politique. La santé est aujourd’hui un domaine régalien par excellence. Pour ma part, je plaiderais plutôt en faveur d’une meilleure coordination entre États. J’y vois un rôle-clé pour les institutions européennes.